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LA VIE CULTURELLE TURQUE EN FRANCE
LA VIE CULTURELLE TURQUE EN FRANCE
6 octobre 2011

HOMMAGE A GOKSIN SIPHIOGLU DANS LE MONDE

A l'occasion de la mort du photographe fondateur de l'agence Sipa, Göksin Sipahioglu, annoncée mercredi 5 octobre, Le Monde a republé ce portrait paru dans Le Monde du 27 novembre 2003.

Fax et courriels de soutien affluent du monde entier. Göksin Sipahioglu, calé derrière son bureau noir, les lit lentement.
L'œil s'embrume, la voix se casse. Une ancienne collaboratrice, aujourd'hui à l'agence britannique Reuters, lui demande au téléphone ce qu'elle peut faire pour lui. Réponse : "Accorde-moi le rendez-vous galant que tu m'as refusé il y a quinze ans." M. Sipahioglu reste un incorrigible charmeur, mais on voit bien qu'il a pris un coup sur la tête. Cette figure de l'image de presse a annoncé, dans Le Monde du 19 novembre, qu'il était contraint de quitter son poste de PDG de l'agence photographique Sipa, pour laisser le champ libre à Sud Communication, à qui il a vendu son bien en 2001. Comment imaginer Sipa sans Sipahioglu ? "C'est mon bébé, j'y mourrai", disait-il. Aujourd'hui, ce Turc de 76 ans, grand comme un basketteur (ce qu'il fut), vacille : "Tout ce que j'ai,
mes amis, ma vie, c'est ici."

Sipahioglu est arrivé en France en 1966 avec les cheveux longs et le titre de correspondant du journal Hürriyet. Trois ans plus tard, il crée son agence dans 16 m2 loués sur les Champs-Elysées à Fernand Raynaud - les toilettes servent de laboratoire. Trente ans plus tard, Sipa est la première agence de photojournalisme du monde : un immeuble de 8 000 m2 boulevard Murat, 115 salariés, 27 photographes exclusifs, 20 millions de photos en archives, un chiffre d'affaires de 15 millions d'euros.

Comme beaucoup d'agences de photojournalisme, Sipa perd de l'argent. "Sud Communication veut logiquement réduire le déficit. Je souhaite que Sipa continue, mais il y a des choses que je n'ai pas envie de
voir." Son bureau ferait blêmir tout gestionnaire : 100 m2, deux coins salons, deux tables, quatre télévisions, des rangées de trophées remportés par ses photographes. "C'est plus grand que mon appartement parce que ma maison est ici.
Tout le monde est jaloux de ce bureau. Mais c'est le cœur de l'agence." Beaucoup entrent pour déposer un papier, glisser un mot en l'appelant par son prénom. Nul ne sait qui va lui succéder. L'ambiance est lourde.

Son charisme est énorme, parce qu'il incarne un rêve déchu du métier. M. Sipahioglu reste (pour quelques jours encore) le dernier patron d'agence photo à être à la fois photographe et journaliste, et il cumule (c'est rare) les fonctions de directeur et de rédacteur en chef. Un obsédé du scoop, "comme un alcoolique mais sans alcool", dit-il. Débrouillard et un peu voyou. Sur son bureau s'entassent des magazines. Il brandit les derniers
"coups" de Sipa avant son départ : couverture de Paris Match sur Bertrand Cantat, "une" du Times sur les attentats en Turquie.

Il incarne l'âge d'or des agences françaises – Gamma, Sygma, Sipa – qui dominaient, dans les années 1970-1980, le marché mondial de l'image d'actualité. On n'y recrutait pas encore à l'ENA ou à HEC, on préférait les saltimbanques de l'information. A Sipa règne une ambiance particulière, liée au cosmopolitisme d'un personnel qui s'est fait tout seul.
Comme le patron. Il y a des Croates, des Serbes, des Macédoniens, des Arméniens, des Algériens ou des Américains.

LE SYSTÈME D DU DINOSAURE
Quand on lui demande quelle est sa plus grande fierté, il présente une liste des photographes à qui il a donné leur première chance : Abbas, Luc Delahaye, Patrick Chauvel, Alexandra Boulat, Alain Mingam, Yan Morvan, Reza, Michel Setboun, Peter Howe, Christine Spengler... Tous sont partis. Car si l'homme a du flair, il couve et étouffe, gère sur un mode paternaliste, peut avoir le mot très dur, déteste les syndicats, n'est pas pointilleux sur les lois sociales. Il ne partage pas le pouvoir et n'a pas formé de successeur.

Mais il restera celui qui a tenu tête aux deux groupes de communication américains, Corbis et Getty, qui, après avoir acheté des agences à tour de bras, dominent le marché de l'image commerciale. Il a dit non, en 1998, à Bill Gates qui a mis sur la table 22 millions de dollars pour que Sipa entre dans le giron de Corbis. Il a dit non à Mark Getty, petit-fils du magnat du pétrole, qui lui proposait 14 millions de dollars. Et non à Reuters.
A cette époque, Sipa gagnait de l'argent. "Je suis un dinosaure", nous disait-il. Il y avait de la fierté, de la bravade même dans ce désir de rester maître chez lui. Question douloureuse : regrette-t-il de ne
pas avoir vendu quand les affaires marchaient fort ? "J'ai fait une connerie de refuser l'offre de Mark Getty. C'est un Européen, il connaît le métier. Je serais riche. Et je pourrais refaire une agence." M. Sipahioglu a été "obligé de vendre" quand son agence battait de l'aile. Cette histoire conforte sa légende de journaliste remarquable et de gestionnaire incertain. C'est sans doute mieux que le contraire. Les histoires pullulent sur "le système D de Göksin" depuis ce jour où il aurait pris "l'argent de la machine à café pour payer un photographe". Mais l'époque a changé. Les gestionnaires ont pris le pouvoir dans les agences, la concurrence est devenue féroce dans un marché mondialisé alors même que les budgets des magazines sont en baisse. "Nos ventes à Paris Match ont ont chuté de moitié par rapport à 2002. Un journal, quand les recettes publicitaires baissent, sacrifie d'abord la photo." Et M. Sipahioglu de pester contre les charges sociales qui "tuent le métier".

La voix se fait tendre quand il évoque sa première vie, en Turquie. Son père faisait partie de la garde rapprochée de Mustafa Kemal Atatürk. Il sort de son portefeuille un portrait de sa mère : "Elle n'est pas
voilée." Il se dit "très fier d'être turc et horrifié par ce qui se passe.
Personne ne veut comprendre, Bush en premier, que le drame central, au-delà du terrorisme, vient du problème israélo-palestinien". M. Sipahioglu a commencé sa carrière de journaliste en écrivant sur le basket. Rédacteur en chef, puis directeur du quotidien politique Vatan, il fut le premier en Turquie à étaler
des photos en double page. Il a collectionné les scoops : en 1962, il est "le seul journaliste" à entrer à Cuba pendant la crise des missiles.

Beaucoup, à son âge, penseraient aux vacances. Il coupe : "Il n'y aura que les grandes, celles offertes par le bon Dieu. On m'appelle beaucoup et personne ne me propose d'aller à la pêche." Il projette de réaliser quelques reportages, écrire un livre, devenir conseiller. Son contrat avec Sud Communication lui interdit de créer une agence avant trois ans. Il annonce qu'il vient de louer un bureau sur les Champs-Elysées. Sipahioglu
signifie "celui qui fait la guerre à cheval".

sipaguler
A sa gauche, Ara Güler

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