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LA VIE CULTURELLE TURQUE EN FRANCE
LA VIE CULTURELLE TURQUE EN FRANCE
8 octobre 2009

LES ARTISTES ...

Article paru dans Le Monde du 6 octobre 2009

DES ARTISTES EN PREMIERE LIGNE FACE A LEUR HISTOIRE

La Turquie, "rencontre d'Orient et d'Occident" ? C'est un cliché, bien sûr, mais un bon. Thème passionné des romanciers, cinéastes ou musiciens turcs, c'est une rencontre, conflictuelle ou féconde, qui fait vibrer tout Oriental et Occidental du village global. Mais comment juger du dosage d'Europe et d'Asie dans ce pays-charnière ? La Saison de la Turquie en France fournit une occasion exceptionnelle de s'intéresser à un pays mal connu dans l'Hexagone - elle ne se répétera peut-être pas avant longtemps.
Des voix reprochent à la manifestation d'être un peu trop européanisée. Auquel cas, ce ne serait pas seulement par désir, louable, de favoriser ce qui rapproche, mais aussi par souci d'équilibrer la perception d'un public français pétri, en majorité, de préjugés contraires. Une partie de la diaspora arménienne, mais pas seulement, dénonce aussi l'absence, dans la programmation, des "sujets qui fâchent" - en l'occurrence le génocide arménien de 1915. Cette accusation fut portée dans les pages Débats du Monde le 7 septembre, puis suscita une réponse des organisateurs, le 28 septembre.
Cette question ramène à l'histoire de ces régions, à la fois à l'ancienneté des civilisations anatoliennes, mais aussi aux violences qui en ont successivement détruit les strates, dans ce carrefour d'empires. Au point qu'on aurait pu croire la diversité de ces héritages culturels quasiment éliminée au XXe siècle.
Or cette diversité pointe à nouveau, avec une jeune vigueur, chez les meilleurs acteurs culturels de la Turquie actuelle.
Cette scène culturelle, dans la littérature, le cinéma ou les arts plastiques, évoque souvent son histoire tourmentée, qu'il faut avoir à l'esprit pour la comprendre. La Turquie est l'héritière d'empires multiethniques s'étendant de l'Asie à l'Afrique mais qui avaient, deux millénaires durant, Byzance-Constantinople-Istanbul comme capitale. Celle-ci en tire un rayonnement hybride et puissant, qui a rendu vaine la tentative de Mustafa Kema - Atatürk - de la détrôner au profit d'Ankara, lorsqu'il fonda la République, en 1923.
C'est ce "Père des Turcs" qui acheva d'extraire un Etat-nation de l'empire ottoman multiculturel dépecé, dans un chaos sanglant, à l'occasion de la première guerre mondiale. Officier balkanique, il a repris les recettes nées en Europe au XIXe siècle, s'inspirant des régimes autoritaires et totalitaires qui ont suivi. Mais, visionnaire, il a aussi bouleversé la vie culturelle de son Etat, l'arrachant à son passé musulman pour le projeter dans la "civilisation moderne".
Atatürk a latinisé son alphabet arabe, puis a remplacé par des néologismes turcs des emprunts arabo-persans de la langue (confiant cette tâche à un lettré arménien). Le néoturc "appauvri" qui en résulta a facilité l'alphabétisation des paysans d'un pays où le mot "turc" n'était, jusque-là, qu'un terme de mépris, comme nos "ploucs" ou "péquenots". Le prix en fut une perte de mémoire, utile cependant pour réécrire l'Histoire - l'Anatolie devint le berceau de toute civilisation, et le turc la mère de toutes les langues.
Atatürk a également changé, par oukases, jusqu'au plus intime du comportement de ses sujets : leurs façons de se vêtir (de "dénuder" les femmes, grommelait-on en Anatolie) et d'exprimer leurs sentiments - seule la musique d'Europe fut autorisée à la radio.
Mais cette révolution par le haut fut handicapée, dès le départ, par l'épuration, conduite pendant et après la guerre, des Ottomans chrétiens - les sujets les plus européanisés de l'empire, souvent artisans ou commerçants. Répondant aux épurations ethniques dans les Balkans et le Caucase à l'encontre des musulmans, celles qui suivirent en Anatolie - le génocide des Arméniens et des Syriaques, les pogroms contre les Grecs et autres chrétiens, puis l'échange de populations avec la Grèce - firent que des trois millions, au moins, de chrétiens de l'empire en 1914, il n'en resta que quelque 200 000 en 1924, chiffre qui baissera encore ensuite.
Car si le traité de Lausanne de 1923 donne des garanties à trois des minorités reconnues par la République - arménienne, grecque et juive (à défaut des autres, notamment musulmanes) -, le nationalisme cultivé par Atatürk et ses successeurs a rendu leurs droits précaires. A chaque crise extérieure, elles étaient "l'ennemi intérieur". Ces questions étant occultées dans la vulgate kémaliste, les oeuvres culturelles de l'époque ont traité de thèmes psychologiques ou sociaux à inspiration tantôt marxiste, tantôt conservatrice religieuse - roman rural, cinéma dit "social-réaliste", puis "national" ou islamiste.
Inculquée à ce jour dans la plupart des écoles, l'idéologie de la forteresse assiégée nourrit une paranoïa présentant l'Occident comme voulant toujours, comme en 1921 lors du traité de Sèvres, démembrer le pays au profit des Arméniens et des Kurdes. Mais ce syndrome est surtout porté par les partis laïque, kémaliste et nationaliste, minoritaires depuis 2002.
En revanche, et les Français ont du mal à le comprendre, les "post-islamistes", aujourd'hui majoritaires dans le pays, sont plus libéraux et ouverts aux critères européens en matière de libertés et de droits des minorités.
Cela se ressent dans la culture, dont la scène s'est formidablement ouverte depuis plus d'une décennie. La 11e Biennale d'art d'Istanbul présente des oeuvres d'une outrance telle qu'il n'est pas certain que des pays européens les eussent acceptées. Cette ouverture est liée à des dynamiques internes, à un désir d'Europe et à l'irruption massive des télévisions privées et satellitaires, voire de l'Internet. Il n'est plus guère de village anatolien sans antenne sur les maisons. Et les débats qu'ils diffusent commencent à briser les quatre grands tabous de la République - Atatürk, l'armée, le déni du génocide arménien et les Kurdes.
Ceux qui s'y risquent, tels l'écrivain et Pris Nobel Orhan Pamuk, sont diffamés par les nationalistes et souvent poursuivis en justice, mais ils ne sont guère condamnés, a fortiori emprisonnés. Sauf les militants kurdes accusés de soutenir le "terrorisme", c'est-à-dire la rébellion armée qui n'en finit pas - la grande plaie du pays.
Cette question kurde (20 millions d'habitants) fait l'objet, depuis le milieu des années 1990, de films turcs d'approche à la fois militante et humaniste. Au-delà, ce sont toutes les minorités du pays qui font l'objet d'un intérêt croissant et fécond dans les milieux artistiques et culturels. Ce phénomène est central, dans la mesure où la moitié de la population serait "minoritaire", en tenant compte des 20 millions d'Alévis, aux traditions particulièrement libérales, mais aussi des Caucasiens, Balkaniques, Arabes et tant d'autres.
Ces questions des minorités sont présentes dans la Saison turque et, souvent, elles se mêlent à d'autres thématiques, comme l'identité et la mondialisation du pays. On peut regretter néanmoins une certaine timidité des programmateurs à aborder, de front et en grand, des sujets qui déplaisent encore à l'Etat turc, mais de moins en moins à ses citoyens. Le problème kurde, avec ses morts qui s'accumulent et ses adolescents en prison, aurait mérité un éclairage fort. Rien n'empêche d'encourager les frémissements actuels en Turquie en vue d'une issue à la crise kurde, préalable à la levée des autres blocages. Nombre d'artistes turcs ne disent pas autre chose.

Sophie Shihab

37000605
Mausolée d'Atatürk à Ankara

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Commentaires
A
Pauvre Sophie. Même quand elle commente la saison turque en France, elle ne peut pas s'empêcher de rabâcher sa rengaine : "méchants kémalistes", "gentils islamo-conservateurs".
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