Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LA VIE CULTURELLE TURQUE EN FRANCE
LA VIE CULTURELLE TURQUE EN FRANCE
31 août 2009

NURI BILGE CEYLAN, DANS LA PRESSE

Interview paru dans le quotidien l'Humanité du 31 août 2009, du cinéaste Nuri Bilge Ceylan, à l'occasion des manifestations de la Saison de la Turquie à la Rochelle

montage84

Comment peut-on être turc !

Entretien avec le cinéaste Nuri Bilge Ceylan à l’occasion de la Saison turque de La Rochelle. Istanbul sera à partir de mars 2010 Capitale européenne de la culture.

Après Yilmaz Güney, il aura fallu attendre une vingtaine d’années pour qu’un autre cinéaste issu de la Turquie apparaisse sur la scène internationale. À croire que le cinéma turc « éclate » lorsqu’il est « contre » : Yilmaz Güney, marqué par ses origines et la défense de la cause kurde, censuré au sein d’une cinématographie florissante et néanmoins palme d’or à Cannes pour Yol en 1982, et Nuri Bilge Ceylan, cinéaste « pauvre » au sein d’une cinématographie alors quasi inexistante, grand prix du jury et double prix d’interprétation masculine à Cannes en 2003, pour Uzak. Un unique court métrage, Koza, en compétition cannoise en 1995 et deux longs, Kasaba en 1997 et Nuages de mai en 1999, remarqués à Berlin, auront suffi à préparer l’ascension de Nuri Bilge Ceylan. Uzak, les Climats et les Trois Singes, en compétition à Cannes en 2003, 2006 et 2008, auront suffi à la confirmer (1). En mai 2009, il était membre du jury cannois. Cet été, le Festival international du film de La Rochelle lui a consacré une rétrospective et ses dernières œuvres photographiques ont fait l’objet d’une exposition à la médiathèque Michel-Crépeau « Turquie cinémascope » jusqu’à ce soir. Le vernissage a eu lieu en sa présence, début juillet, ainsi que l’ouverture officielle de la Saison de la Turquie en France, dans la grande salle de la Coursive, suivie de la projection d’Uzak. L’occasion d’aborder à travers son travail la place de ce pays « entre deux » : la Turquie.

En revoyant Kasaba, j’ai réalisé combien ce film est fondateur de votre œuvre à venir. Vous y mettez votre famille au centre de l’histoire. La veillée sous l’arbre est un moment essentiel de votre cinéma…

Nuri Bilge Ceylan. Kasaba est fondé sur une histoire vraie écrite par ma sœur, Emine. Elle a beaucoup parlé avec mon père car nous étions en train d’oublier ce que mon grand-père avait coutume de raconter et que mon père répétait. Ce qu’il exprime lui-même dans le film. C’était très important, pour moi, de traiter de ce sujet mais si je le réalisais aujourd’hui, je le ferais avec plus de soin. C’était mon premier film. Nous étions une toute petite équipe… de deux personnes. Nous n’avions pas de son direct. Tous les personnages ont été doublés. J’aimerais travailler sur cette atmosphère du temps d’avant la télévision. Au village, nous n’avions pas l’électricité, seulement des générateurs qui fonctionnaient à certains moments de la journée. Nous vivions dans l’obscurité, ce qui nourrit l’imaginaire. Il n’y a plus d’obscurité et les gens ont moins d’imagination. Je me souviens parfaitement de ces veillées, du noir et de l’importance du son : le bruit des animaux, des chiens, des chouettes, des chacals. Les cimetières aussi ont leur rôle dans le développement de l’imaginaire. La peur de traverser un cimetière la nuit fait qu’on « voit » des fantômes, des feux follets. Maintenant, je voudrais « dire » tout ce que l’humanité a perdu depuis ce temps de mon enfance.

Avec Nuages de mai, c’est la position de votre famille vis-à-vis du cinéma que vous montrez. J’ai réalisé que les dialogues sont en partie ceux de Kasaba…

Nuri Bilge Ceylan. Nuages de mai est un dérivé de Kasaba. Uzak aussi. Cela finit par former une sorte de trilogie que je n’avais pas l’intention de réaliser au départ. Maintenant, on peut la nommer « trilogie provinciale ». Uzak est un film « entre » et aussi dans la continuité puisque le personnage, interprété par Mehmet Emin Toprak dans les deux premiers films, veut toujours venir à Istanbul. Dans Uzak, il y arrive. C’est l’autre face du problème. Je me suis trouvé vraiment « libéré » lorsque j’ai réalisé les Climats.

À propos de photographie, je me souviens que vous m’aviez offert, à Istanbul, un livre de photos que vous aviez faites dans les années 1980…

Nuri Bilge Ceylan. J’ai fait de la photo avant de réaliser des films. J’essayais de comprendre différentes techniques. Je travaillais sur du papier dans la chambre noire de ma sœur, Emine. Bien avant, alors que je vivais avec ma famille, je travaillais dans la salle de bains. Ensuite, j’ai utilisé la chambre de l’université puis j’ai eu ma propre chambre alors que je commençais à réaliser des films. Je n’y ai jamais travaillé car j’ai arrêté la photo à la fin des années 1980. Toute mon énergie passait alors dans le cinéma. J’essayais d’apprendre toujours plus en lisant des livres, en allant voir des films. Je voulais connaître la technique cinématographique. Cela me paraissait la moindre des choses pour mieux contrôler les situations. C’était plus confortable pour moi et quand les nouvelles technologies sont arrivées, cela a été d’autant plus facile de m’y adapter. Maintenant, la chambre noire n’a plus de raison d’être. Avec la caméra digitale, je dois juste faire des repérages qui me font voyager à travers la Turquie. C’est ainsi que j’ai commencé à faire des photos de la Cappadoce. Quand je suis revenu à Istanbul, j’ai beaucoup aimé ces photographies. Je n’avais aucune intention de faire un livre et a fortiori une exposition. J’avais un appareil juste pour faire des repérages. Avec un format Cinémascope parce que c’était le format du film. Finalement, j’aurais voulu faire plus de photos. Elles sont en couleurs que je travaille ensuite avec l’ordinateur, évidemment. Qu’est-ce que la réalité ? Chacun voit ses propres couleurs. En art, il faut imposer sa subjectivité.

Dans Istanbul. Souvenirs d’une ville (2), Orhan Pamuk étudie un sentiment, le hüzün, que je retrouve dans vos films et aussi dans vos photographies. Est-ce une clé pour votre œuvre ?

Nuri Bilge Ceylan. Le hüzün - prononcer huzeune - est une forme de la mélancolie. Une sorte de sentiment russe, l’amour et la souffrance que l’on trouve chez Tchekhov. J’ai dédié Nuages de mai à Tchekhov et je vous ai dit à quel point nous pensions à lui lorsque nous écrivions, Ercan Kesal, ma femme, Ebru et moi-même, les Trois Singes. Le hüzün est un sentiment que nous aimons ressentir. C’est un sentiment profondément romantique. Je pense à la saudade pour les Portugais exprimée dans le fado et aussi à un sentiment grec que l’on retrouve dans le rebetiko. Les Grecs disent qu’il faut mettre toujours plus d’huile sur le feu. Il faut exacerber les sentiments pour mieux les exprimer ensuite par le chant ou la danse. C’est une sorte de sentiment masochiste. Bien sûr, ce sentiment est en moi comme dans chaque Turc. Je dis souvent que je suis mélancolique mais c’est plus complexe que cela. Il n’y a pas de mot pour l’exprimer dans d’autres langues. Mais je pense que nous avons besoin de ce sentiment. Il nous donne un sens. Sans lui nous n’avons plus de raison d’être. Cette forme de masochisme caractérise notre culture. Nous ressentons cette souffrance très fortement pour faire face à la réalité. Le hüzün peut venir du fait qu’il est difficile pour un Turc de trouver sa place. Surtout lorsqu’il vit dans la partie européenne de la Turquie. Où il se sent finalement « entre »…

Que pensez-vous de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne ?

Nuri Bilge Ceylan. Je ne suis pas sûr que l’Europe l’accepte. C’est difficile de trouver un équilibre entre les différentes régions de Turquie. Nous devons, avant tout, trouver un meilleur équilibre économique dans l’ensemble du pays.

Entretien réalisé par Michèle Levieux

(1) Un coffret des cinq longs

métrages de Nuri Bilge Ceylan sortira chez Pyramide Vidéo, en novembre 2009.

(2) Dans Istanbul. Souvenirs d’une ville, d’Orhan Pamuk (prix Nobel de littérature 2006). Gallimard,

Paris, 2007.

couchersoleil

Publicité
Commentaires
Publicité
Newsletter
Archives
Derniers commentaires
Publicité