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LA VIE CULTURELLE TURQUE EN FRANCE
LA VIE CULTURELLE TURQUE EN FRANCE
29 octobre 2011

ISTANBUL ... LA BIENNALE

Sous la plume de Marie-France Leclère dans Le Point

Fantastique boîte à souvenirs, Istanbul est désormais une place qui compte dans le petit monde survolté de l'art contemporain. À preuve, la XIIe Biennale qui s'y est ouverte le mois dernier (1). Grand concours de population (4 000 invités, 400 journalistes accrédités), réceptions dans de somptueuses demeures sur les rives du Bosphore : le rituel a été observé. Le tout en phase avec la métropole énergique, vibrante, électrique qu'est devenue Istanbul (13 millions d'habitants, peut-être 15), séduisante vitrine d'un pays qui affiche une croissance de 8,8 %, une de ces "villes-mondes" dont parlait Braudel. Et la culture, cet instrument de développement follement valorisant, est au rendez-vous.

Dans cette effervescence, les grandes familles jouent un rôle essentiel. La biennale a été créée en 1987 par la Fondation Istanbul pour la culture et les arts de la famille Eczacibasi et elle est sponsorisée par la société Koç (prononcez Koch), le plus important holding de Turquie. On s'associe parfois, on rivalise aussi à coups d'universités, de centres de recherche, d'instituts et encore et toujours de musées. Au coeur de leur université, les Sabanci en ont un où Sophie Calle expose ses vidéos sur la vision et la cécité ("Dernière fois, première fois"). Les Eczacibasi ont fondé Istanbul Modern, le premier musée d'art moderne de la ville en 2004. Il va de soi que les Koç, des pionniers en ce domaine (leur premier musée date de 1977), ont en projet un musée d'art contemporain !

Et la contagion s'étend : à la mi-septembre, le groupe Borusan a créé le premier "office museum" de Turquie. Entendez qu'une partie d'une vaste collection d'art contemporain est exposée dans les bureaux de la compagnie, fermés pendant la semaine, mais ouverts au public chaque week-end. Même Orhan Pamuk, le Prix Nobel de littérature 2006, est touché par cette fièvre muséale : son projet d'un musée de l'Innocence, tel que décrit dans son roman éponyme, prendrait corps. Toutefois, l'art contemporain n'y aura pas sa place, Kemal le héros ayant décrété : "Nos musées doivent exhiber notre vraie vie et non les fantasmes d'occidentalisation des riches." Mais cela est un autre débat.

Revenons à la biennale. Avouons-le, on est partie la tête pleine de fastes de Byzance et de Constantinople et un peu perplexe devant le titre - "Sans titre (XIIe Biennale d'Istanbul)" - d'une manifestation dont les commissaires, le Brésilien Adriano Pedrosa et Jens Hoffmann (du Costa Rica), ne voulaient rien dire, et surtout pas les noms des artistes exposés. Tout juste savait-on qu'il s'agirait d'art et de politique. Et que l'ensemble était placé sous les auspices de Felix Gonzalez-Torres, un artiste américain d'origine cubaine, mort du sida en 1996, qui intitulait ses oeuvres "Sans titre", suivi d'un thème entre parenthèses parce que, disait-il, "la signification de l'oeuvre change toujours en fonction du moment et du lieu".

À l'arrivée, on découvre une biennale cohérente, stimulante, concentrée dans deux anciens entrepôts (Antrepo 3 et 5) du port de Karaköy, sur le Bosphore, à deux pas d'Istanbul Modern (Antrepo 4). 135 artistes, venus pour beaucoup du Proche-Orient et d'Amérique latine, sont répartis en cinq expositions de groupe baptisées d'après une oeuvre (non exposée) de Gonzales-Torres : "Sans titre (Abstraction)", "Sans titre (Ross)", du nom de son compagnon lui aussi mort du sida, "Sans titre (Passeport)", "Sans titre (Histoire)" et "Sans titre (Mort par arme à feu)". Autour, une cinquantaine de présentations solos viennent en appui. L'ensemble, installé dans un élégant labyrinthe gris et blanc conçu par l'architecte japonais Ryue Nishizawa, est grave et, si humour il y a, il est noir. Mais il est vrai que la politique dans tous ses états prête assez peu à l'hilarité.

On s'arrête devant "Gribouillis sans fin", une superposition de toutes les frontières de tous les pays du monde, on retrouve Martha Rosler et ses photos de guerre implantées dans les coquettes maisons américaines, on s'ébahit devant les 12 235 soldats de plomb alignés par le Koweïtien Ala Younis. Toutes les unes de Time depuis 1923 défilent en deux minutes et demie et les affiches des mouvements de libération sud-américains vous sautent au visage. Deux pièces retiennent particulièrement l'attention, d'abord l'installation de Dani Gal réunissant des dizaines d'enregistrements sur disques vinyles, de discours et d'interventions historiques. Devant ces pochettes silencieuses, on imagine les paroles et une mémoire collective surgit. Et puis il y a les émouvantes images du "Cabaret des croisades" de l'Égyptien Wael Shawky. C'est, réalisée avec des marionnettes piémontaises vieilles de deux cents ans, une vidéo inspirée du livre d'Amin Maalouf Les croisades vues par les Arabes. Un sérieux et nécessaire changement de perspective ! Les photos aussi sont captivantes, que ce soient les icônes de Tina Modotti, les scènes de crime de la Mafia à Palerme de Letizia Battaglia ou celle, illustrissime, d'Eddie Adams représentant l'exécution d'un prisonnier viêt-cong dans une rue de Saigon, en 1968.

Après une visite d'Istanbul Modern, où, sous le titre "Rêve et réalité", sont exposées les oeuvres de 74 artistes turques, la plongée dans la ville s'impose. Quarante manifestations parallèles y sont éparpillées. Cap, donc, sur la rue Istiklal (de l'Indépendance), l'ancienne rue de Pera, qui a retrouvé tout son lustre. Cafés, pâtisseries, grandes enseignes, "nostalgic tram", passages, boîtes de nuit, galeries : tout est là dans cette artère piétonne qu'arpente une foule inlassable. Arrêt obligatoire à la galerie Arter (une autre fondation Koç), où sont exposés les travaux récents de l'artiste le plus célèbre de Turquie, Kutlug Ataman, intitulés "Dramaturgies mésopotamiennes". D'un "Voyage dans la lune" façon Méliès au portrait d'une paysanne de l'est de la Turquie racontant son mariage en passant par une vidéo où de jeunes Anatoliens semblent voler. Méditation sur une population tiraillée entre l'Orient et l'Occident, la tradition et la modernité ? Istanbul, boîte à souvenirs et tête chercheuse du monde à venir.

Par Marie-Françoise Leclère

 

1. Jusqu'au 13 novembre. Renseignements : bienal.iksv.org.

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